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La mort interdite

Si la lenteur de l’évolution de l’attitude devant la mort l’a rendue imperceptible pour les contemporains du Haut Moyen age au milieu du XIXème siècle, il en est tout autrement depuis le milieu du XXème siècle : l’évolution est brutale, la mort devient honteuse et objet d’interdit.

Au début du XXème siècle se développe la tendance à épargner le mourant et à lui cacher la gravité de son état. Cependant, il s’agit d’une situation qui ne peut durer trop longtemps et l’entourage finit par ne plus avoir le courage de dire la vérité. Et c’est justement cette vérité qui commence à poser problème.

L’origine de ce mensonge prend naissance dans cette intolérance à la mort de l’autre mêlée à la confiance nouvelle du mourant en son entourage. Petit à petit, au-delà de la volonté d’épargner le mourant, c’est la volonté d’épargner la société toute entière qui se développe : la vie, qui doit maintenant toujours être heureuse, dans les faits ou les apparences, ne doit plus être troublée par la mort, insoutenable.


Entre 1930 et 1950, l’évolution se précipite avec le déplacement du lieu de la mort. On ne meurt plus chez soi au milieu des siens, mais à l’hôpital, seul.

Si l’hôpital est initialement le lieu d’asile des misérables, il devient celui où l’on soigne, où on lutte contre la mort, puis, progressivement, un endroit « privilégié » pour mourir.

On ne meurt plus « en soi », mais parce que l’hôpital n’a pas pu guérir. Il faut maintenant trouver une cause à la mort. Cette mort à l’hôpital supprime ce moment de cérémonie rituelle présidée par le mourant.  Elle devient la conséquence de l’arrêt des soins. C’est au médecin et à l’équipe soignante qu’on attribue désormais la « responsabilité » de la mort.

Cette mort n’est plus vécue comme UN moment de la vie, mais comme une succession d’étapes. On en arrive à pouvoir se demander en fait quelle est la vraie mort ? La perte de conscience ou la perte du souffle ?

On note que la médecine tend à rendre cette mort acceptable, acceptable par le mourant, mais aussi et surtout pour la famille et la société.

 

Les rites des funérailles également se modifient. On diminue au maximum les opérations inévitables, en prenant soins que la société, le voisinage, les enfants … s’aperçoivent le moins possible de cette mort. L’expression des émotions doit s’émousser. Les condoléances sont supprimées, les manifestations extérieures de deuil disparaissent, on ne porte plus de vêtements noirs …

L’expression trop visible de la peine est même considérée comme morbide, relevant d’un trouble mental ou d’un défaut d’éducation. On ne peut pleurer que si personne ne nous voit ni ne nous entend. C’est le deuil solitaire et honteux.

 

Parallèlement, la crémation se développe. Et cela n’est pas seulement une volonté de rupture avec les traditions chrétiennes, mais la crémation et la dispersion des cendres deviennent le meilleur moyen de faire disparaître les restes du corps, d’ « annuler » cette mort devenue interdite.

 

Mais tout cela ne doit pas être considéré comme une indifférence à l’égard des morts. En effet,  dans l’ancienne société, les veufs par exemple se remariaient souvent quelques mois à peine après la perte du conjoint alors qu’aujourd’hui, à cette époque de la mort interdite, le taux de décès des conjoints survivants dans la première année est significativement plus élevé que dans la population générale.

 

L’évolution de notre société dans laquelle l’obligation de bonheur règne a abouti à ce que la mort remplace le sexe dans l’interdit. On disait autrefois aux enfants qu’ils naissaient dans des choux et ils assistaient à la grande scène des adieux au chevet du mourant. Ils sont aujourd’hui initiés dès le plus jeune age à la physiologie de l’amour, mais lorsqu’ils s’interrogent sur la raison de l’absence de leur grand père, on leur répond qu’il se repose dans un beau jardin fleuri ….

 

Au total, le refoulement de la peine, l’interdiction sociale de sa manifestation publique, l’obligation de souffrir seul et en cachette devient un facteur aggravant du traumatisme lié à la perte d’un être cher.